Kinbote
avatar 17/08/2004 @ 22:24:42
L’accélérateur de fictions

Eric Dejaeger est un accélérateur de fictions, un coupeur d’histoires aux ciseaux de l’imaginaire. Faire fi des entrées en matière, préambules, expositions de thèmes et multiples développements pour entrer dans le vif du sujet et en ressortir aussi vite, indemme de toute complaisance narrative, est un art, sans doute fertile dans notre petite contrée, riche en faiseurs d’aphorismes et de petite proses, en créateurs de propos courts sous phylactères.
« Un pro du raccourci », tel est notre auteur, comme l’a souligné justement Jacques Sternberg qui sait de ce dont il parle, en soulignant la spécificité du premier opus de contes brefs, et souvent cruels parus chez Memor en 2001.

Il remet en marche son entreprise d’élagage chez le même éditeur dans « Jivarosseries » avec encore plus de verve cette fois, en élargissant ses domaines d’investigation et sans perdre sa virulence à l’égard de la coquetterie intellectuelle et, disons-le tout net, la bêtise sous toutes ses formes.

Petites machines à couper les têtes, celles du récit, celles qui gonflent à cause d’une enflement du cou(rt), ces « Jivarosseries », forcément féroces, s’en prennent à tout le monde avec un mordant, une jubilation décapante. Le temps n’existe pas pour Dejaeger ; il est une pure fiction qu’on peut enjamber au gré de son bon vouloir pour aller corriger un point d’histoire devenu tache, briser une icône, redessiner un profil dont l’ombre trop grande nuit à la liberté d’action et de pensée des contemporains.
Toute la culture d’une époque, plus virtuelle que factuelle, plus communicationnelle qu’expressive, qui s’appuie sur le GSM ou les avatars de l’ordinateur-roi pour transmettre ses manques de savoir et se gausser de son évidente ignorance des siècles passés est tournée en ridicule par l’entremise du trait d’esprit cinglant comme une gifle. Vilipendées de même sont les tares politiciennes, les manquements de la « pédagogie moderne » qu’en tant qu’enseignant des langues modernes il éprouve en première ligne...

Ses 151 petites proses sont l’occasion pour lui d’égratigner avec le tranchant de la plume le marbre des monuments de la Culture : Lafontaine, Verlaine et Rimbaud, Dieu, sa descendance et ses créatures (Adam & Eve), Neil Armstrong et Bill Gates of course.

Sous des dehors volontiers nonchalants et un goût avéré pour les bières d’abbaye, Dejaeger est un virulent qui a trouvé le moyen de frapper sans être (trop) inquiété : le texte court qui tranche (sur les longueurs avoisinantes), la prose (ou par ailleurs la poésie) brève qui cogne, et qu’on doit alors lire l’estomac protégé, pour retenir les coups au plexus et les crises de rire intempestives. Une littérature frappante et poilante. Hautement salutaire en ces périodes glabres et molles comme des montres dénaturées de Dali.

Vous ne me croyez pas ? Jugez sur pièces !

Grand spécialiste de la phrase assassine, il n’eut pas le temps de coucher sur le papier celle qui tuait vraiment. (Retour de flamme)

Emprisonné à perpétuité pour un crime qu’il n’avait pas commis,il réussit à se faire la belle en se creusant un trou dans la tête. ( L’évasion)

Quand les Palestiniens remplacèrent les pierres par des bulles de savon, le premier ministre isréalien obtint l’absolution de l’ONU en défendant la thèse de la diabolique attaque au gaz.
(L’incompréhension)

Il cliqua sur le moteur de moteurs de moteurs de recherche. Dans la fenêtre ad hoc, il tapa DIEU. Il enfonça la touche ENTER. Le visage de son père apparut et il ressentit des picotements aux mains et aux pieds.(Culture Internet 1)

Alors, j’avais pas raison ?


JIVAROSSERIES a été édité chez Memor (www.memor.be) au printemps 2004.

.ric Dejaeger 19/08/2004 @ 09:55:58
Cher Kinbote,
Merci pour cette critique. Je me sens rougir comme une tomate qui, en plein soleil, aurait oublié sa protection UV !
É. D.

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