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Forums  :  Vos écrits  :  La loi de Murphy

Minoritaire

avatar 30/09/2014 @ 15:20:59
Ça vous est déjà arrivé de marcher dans la merde ? Un jour de pluie, sur des pavés bien gras ? Ça dépend de la qualité de vos semelles, bien sûr, ça dépend du pas dont vous arpentez ledit pavé. Mais si vous marchez dedans, il y a quand même de grosses chances que cet étron abandonné là par le chien d’un humain indélicat vous fasse déraper. S’ensuit alors, selon l’implacable loi de Murphy, la large possibilité de tomber « côté confiture ». À ce stade, vous pouvez augurer du reste de la journée...

Celle-là avait pourtant bien commencé. Une agréable tiédeur s’insinuait à travers les mailles du calendrier. Les nuits commençaient à être supportables, et les journées douces. On était entre deux : ni la chaleur accablante d’août, ni le mordant de février, ni les pluies glaciales de novembre. Cela aurait pu être septembre ; c’était avril, c’était le printemps. Encouragés par la douceur persistante, les arbres bourgeonnaient discrètement, et les gens aussi semblaient déborder de sève. L’air était léger, les cravates dénouées, les filles en top et mini-jupes, tout le monde voulait profiter de cet avant-gout des beaux jours. C’était le matin du 30 ; demain, ce serait congé.

Ça faisait trois ans que j’avais mes habitudes dans ce quartier, principalement sur cette place-ci, mais sans exclusive. L’endroit était bon, à quelques mètres de la bouche du métro. La dame du snack avait admis que je m’installe devant sa vitrine, et même, me laissait parfois un petit quelque chose, un vieux sandwich qu’elle ne vendrait plus, un café suspendu... Les magasins de la rue ralentissaient le pas des passants dont certains m’apercevaient. Parmi ceux-là, l’un ou l’autre fouille ses poches à la recherche d’une piécette, et parfois, en laisse tomber une dans mon gobelet, de préférence sans me regarder. Ils sont déjà ailleurs quand je prononce « merci ». Le regard, et la parole plus encore, c’est l’exception.

Depuis un moment, j’avais repéré les deux types, de l’autre côté de la rue. L’un portant lunettes et chapeau de paille, et l’autre surtout, avec son invraisemblable perruque, modèle Fellaini noir-jaune-rouge. Ils étaient tous deux vêtus de cache-poussières, à la manière des étudiants à la Saint-V et leurs mains étaient gantées de blanc, comme des magiciens. Ils buvaient leur bière tout en bavardant sous le soleil. Je les vis traverser. Sans doute leurs canettes étaient-elles vides, ou bien avaient-ils un petit creux, car ils se dirigeaient vers le snack. Mais c’est devant moi qu’ils s’arrêtèrent en souriant.
– « Bonjour, ça vous intéresserait, un petit job ? »
– « ‘ Faut voir... »
Bien sûr qu’il faut voir. Les gens, ça ne doute de rien ; un clochard, c’est prêt à tout accepter, pensent-ils : repeindre la cuisine ou nettoyer le chiotte, pour moitié moins cher qu’un Roumain ou un Arabe. En plus noir que noir, et sans pourboire. Comme si la dèche effaçait la dignité.
– « Vous offrez le coup ? » que je demandai pour les tester.
Chapeau-de-paille sortit d’une poche de son cache poussière une bière fraîche —de marque—, l’ouvrit et me l’offrit : « Santé ! » dit-il pendant que je buvais une longue gorgée.
– « Alors, ce job ? »
C’est Fellaini qui répondit. Il me montra une petite sacoche en toile blanche. « Il suffit de donner le contenu de ce sac au préposé du dernier guichet de cette agence, là. » Il me désignait la banque, deux maisons plus loin, après la librairie. L’idée, c’était de faire une farce à un copain —le guichetier. Il y avait une histoire de pari, aussi.
– « Il y a quoi, dans cette sacoche ? »
Il y plongea la main et en sortit une boite à cigare et une enveloppe brune, et de sous son pouce, comme par magie, apparut un billet bleu.

Je n’ai pas toujours été à la cloche et des billets de vingt, il m’était arrivé d’en claquer quelques-uns sur une journée, comme ça, pour me faire plaisir ou pour obéir à la pub. J’ai suivi, somme toute, un parcours assez classique : délocalisation, restructuration, chômage, divorce, formations cache-sexe, sanctions, exclusion, aide sociale, loyers trop chers... Et puis l’ennui de jouer dans ces différents rôles. Tant qu’à n’être rien au monde, autant ne pas faire semblant. J’ai bien eu un peu honte au début, mais ça passe vite. Aujourd’hui, vingt euros, c’est parfois la récolte de trois, quatre jours : tout un gâteau au chocolat quand je peine à me gagner le prix d’une baguette. Tout un gâteau au chocolat de chez Wittamer ou Van Dender. Ce jour-là, avec un billet de vingt euros, j’avais cru pouvoir me vautrer dans le chocolat.

J’avais à peine regardé la boite ; je pris le billet proposé et ils m’expliquèrent la suite : Je devais —sans rien dire— déposer la boite et l’enveloppe dans le tiroir et puis attendre que le tiroir revienne. Je reprenais l’enveloppe, je disais merci et je m’en allais.
– « C’est tout ? Et s’il me demande quelque chose ? »
– « Il ne demandera rien. » répondit Chapeau-de-paille, péremptoire « Et même s’il parle, ne lui répondez pas » ajouta l’autre. Ils m’entrainaient déjà vers la banque. « Tenez. Prenez ceci. » dit Chapeau-de-paille en dépliant d’un geste une canne d’aveugle qu’il avait pêchée dans sa poche. L’emperruqué me mit des lunettes noires sur le nez.
– « Je n’y vois rien ! » Ce devait être des verres de soudeur.
– « C’est exprès. Il faut que vous ayez l’air d’un vrai aveugle. Tenez toujours votre canne à la main. » Tout en en fixant la lanière autour de mon poignet, Fellaini m’expliquait : « Si vous levez la tête et que vous regardez vers le bas, vous voyez où vous mettez les pieds. Une fois que vous serez rentré, vous allez droit jusqu’au mur. Le guichet sera sur votre gauche. »
Je cognai ma canne contre la marche et pénétrai dans l’agence.

* * *

Je fis tout comme ils me l’avaient demandé. Il y avait même eu quelqu’un pour m’ouvrir la porte à la sortie. J’ôtai mes lunettes et la lumière m’aveugla. Chapeau-de-paille s’empara de la sacoche et jeta un coup d’œil dedans. « Gagné ! » fit-il à l’adresse de son compagnon.
– « Il l’a mérité ? » demanda celui-ci.
– « Pour sûr ! »
Un nouveau billet apparut entre le pouce et l’index de Fellaini. « Pourboire » fit-il en souriant.
– « Il faut qu’on y aille. » dit l’autre pendant que je prenais le billet.
– « Bien joué, mon vieux ! » fit Fellaini en me tapotant l’épaule.
Puis, sans se retourner, ils filèrent vers l’entrée du métro où ils disparurent. Ils m’avaient laissé mon déguisement d’aveugle.

Je récupérai ma place devant le snack, riche de quarante euros et j’en étais à me demander où j’allais les dépenser quand le quartier se mit à hurler de sirènes. En un instant, deux bagnoles de flics et un combi stoppèrent en un ballet parfait face à la banque, interrompant la circulation, figeant les passants. Des antigangs en surgirent, cagoulés, gilet-pare-ballisés et s’engouffrèrent dans l’agence. Je regardais, hébété, tout ce cirque. Qu’est-ce qui avait bien pu... ? Soudain, me vint l’idée que je ferais mieux de ne pas traîner là. Je me mis à ramasser mes affaires et j’étais presque parti quand des flics ressortirent, accompagnés d’un type en chemise et cravate. Se tournant vers moi, il hurla en me pointant du doigt : « Là, là ! Lui ! » . Aussitôt, je fus entouré par les gueules hargneuses de trois mitraillettes.

* * *

Les flics ne furent pas longs à se convaincre que je n’étais qu’un lampiste. Ça m’avait fait un choc quand ils m’ont montré la boite à cigare. Dedans, il y avait une matière semblable à de la plasticine, reliée par deux fils électriques à un appareillage électrique qui faisait clignoter une lampe led. À l’envers du couvercle, se trouvait un message : « Ne bougez pas, ne dites rien. Remplissez l’enveloppe avec 25 000 euros et renvoyez-moi le tiroir ou la bombe sautera. » Mon air bête avait dû les renseigner bien plus que toutes mes dénégations et ils ne m’avaient gardé que dans l’espoir que je leur fournisse une description de mes « employeurs », mais moi, je n’avais vu que les billets, et leurs déguisements qu’on avait trouvés dans un couloir du métro.

Le juge fut d’un tout autre avis. Pour lui, j’étais bel et bien complice. Un complice crédule et maladroit qui s’était fait doubler par plus malin que lui, sans doute, mais un complice tout de même, et comme tel, à punir. On m’incarcéra donc à Forest pour éviter que je ne m’évanouisse dans la nature. Un avocat vint me voir deux fois et quand vint mon procès, je fus seul à comparaître, mes « complices » n’ayant jamais été retrouvés. Je fus finalement condamné pour recel à une peine de prison qui collait juste au temps de ma préventive.

Printemps, été, automne étaient passés ; une pluie glacée mêlée de neige tombait quand je sortis de la maison d'arrêt. Le chien n’était pas passé là depuis plus d’un quart d’heure et sa trace était encore fraîche quand je glissai dessus. Ça vous est déjà arrivé de tomber dans la merde ? N’était l’odeur, on pourrait croire que vous vous êtes vautré dans le chocolat...

Minoritaire

avatar 30/09/2014 @ 18:10:39
Le lecteur attentif (ma sœur, par exemple) n'aura pas manqué de remarquer qu'il n'existe pas de 31 avril. Comme il n'y a pas moyen de rectifier, comptez donc -1 au moment de lire cette partie du récit.
Merci

Ludmilla
avatar 30/09/2014 @ 19:52:31
Comment ça, pas moyen de rectifier? C'est rectifié :-)

Nathafi
avatar 30/09/2014 @ 20:01:52
Quelle histoire ! J'ai souri dès la première phrase, je me demandais où tu allais nous emmener cette fois-ci. C'est du Minoritaire comme j'aime, tragique et drôle...

Minoritaire

avatar 30/09/2014 @ 22:34:05
Comment ça, pas moyen de rectifier? C'est rectifié :-)
Ca alors ! L'équipe technique de CL nous secourt même quand on ne l'appelle pas !
   Mille mercis, Ludmilla !

Tistou 01/10/2014 @ 15:36:06
Sacré Murphy. On peut l'adapter à beaucoup de choses. Le plaisir des statistiques !
Mais ton histoire n'effleure Murphy que pour la forme. Car c'est bien d'une histoire qu'il s'agit. Et une histoire intelligente et qu'on ne lâche pas jusqu'à la fin. Même si on se doute bien très vite qu'il y a une embrouille et qu'un billet de 20 ça ne va pas tout payer. Ni même 2 d'ailleurs !
J'ai juste tiqué sur le mot "merde", dès le départ, décidément trop vulgaire. Mais qui dit bien ce qu'il veut dire me diras-tu ? Oui, oui, n'empêche ...
Faut-il en déduire que Minoritaire est reparti dans la chasse aux nouvelles qu'il avait un peu délaissé ces derniers temps ?

Lobe
avatar 03/10/2014 @ 18:36:23
Je suis aussi une petite précieuse qui a écarquillé les yeux au mot "merde", mais comme c'est pour la bonne cause... C'est donc l'histoire d'un pigeon que plument deux types vêtus de cache-poussière (j'ai cherché ce que c'était, merci de la découverte). Oui, on a beau savoir que c'est louche, qu'il y a un truc qui cloche, on sait pas bien où ça se situe. Et toi tu nous offres une balade sans heurts, au niveau du style, mais avec des cactus sur le sentier. On se dit que quand même il y a des injustices... Est ce que la loi de Murphy, elle s'applique aussi à la séquence là: "délocalisation, restructuration, chômage, divorce, formations cache-sexe, sanctions, exclusion, aide sociale, loyers trop chers..."
Merci pour le chocolat!

JEyre

avatar 04/10/2014 @ 14:43:19
Encore une de tes nouvelles avec beaucoup de fraicheur, vitalité un brin de fatalisme et du tragi-comique. Un vrai délice !

Minoritaire

avatar 04/10/2014 @ 15:13:00
@ lobe http://vanassche-pro.be/fr/rub-108/…
Le cache-poussière, décoré de slogans et sigles de tous genres, est aussi une partie de "l'uniforme de sortie" des étudiants de l'Université Libre de Bruxelles lors des cérémonies de baptême et de la "Saint-Verhaegen". http://fr.wikipedia.org/wiki/Saint-Verhaegen

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