Yali 31/07/2004 @ 02:58:31
LOTH ?
— Oui ?
CROIS-TU QUE NOUS SOMMES LÀ OÙ NOUS DEVRIONS ÊTRE?
— Ben, à vrai dire, je n’en sais trop rien ?!
Loth plissa des sourcils broussailleux, se balança la barbe par-dessus l’épaule, posa sa main en visière sur un front multi sillonné et, un long moment, scruta le paysage étale.
UNE ÉTENDUE QUASI DÉSERTIQUE À PERTE DE VUE, DEUX TROIS BESTIOLES À TROMPES ET À POILS PAISSANT DANS LES HAUTES HERBES SOUS UN SOLEIL DE PLOMB !
— Ça s’appelle des mammouths Esméralda, des mammouths ! Et je n’ai nul besoin que tu traduises ce que je vois ni que tu sois dans ma tête sans arrêt.
PARDON.
Loth reprit prestement son inspection.
Le temps, lui, qui en était à l’âge de pierre donc, ne se pressa pas plus que ça.
ET POUR CAUSE ! LE TEMPS, NUL N’AVAIT ALORS PENSÉ À L’INVENTER ! C’EST BÉRÉZINA ET COMPAGNIE ICI, PAS ÂMES QUI VIVENT, RIEN, À PART DES MAMMOUTHS ET…
— Esméralda !
OUI LOTH ?!
— T’es pas obligée d’être dans la tête du narrateur non plus ni de faire son boulot à sa place. Laisse-le poser le décor, tranquillement, à son rythme, et voyons comment il va nous sortir de là.
ENCORE PARDON. APRÈS VOUS NARRATEUR.
« Merci. » Le temps, donc, qui en était à ses premiers balbutiements, ne se pressait pas plus que ça. Mais faut dire qu’en ce temps-là, le temps avait le temps vu que l’être le plus évolué des environs était précisément les bestioles à trompe et à poils qui…
DES MAMMOUTHS !
Des mammouths, disais-je, qui, du temps, s’en foutaient comme pas permis. Et pourquoi en eût-il été autrement ? Qu’en auraient-il fait du temps les mammouths ? Se seraient-ils amusés à l’imaginer, à le conceptualiser, à l’inventer, qu’ils n’en auraient pas été plus avancés ni plus en retard pour autant. Car comment, avec une trompe, une paire de défenses à vous retourner l’univers et des pattes aussi larges que… que des pattes de mammouths, fabriquer une tocante suisse ?
SANS PARLER QUE LA SUISSE, ON PEUT FAIRE UNE CROIX DESSUS, ET BLANCHE PAR DESSUS LE MARCHÉ, PARCE QUE LÀ, PRÉCISÉMENT, ELLE N’EXISTE PAS ENCORE !
— Esméralda !
PARDON.
« Dites tous les deux, vous croyez que c’est facile de composer dans ces conditions ? Non parce que je vous précise que si je vous ai choisi, sélectionné en tant que personnages et nommés, pour autant, je n’ai choisi ni le « quand » ni le « où », du tout, non, en réalité, vous faites partie d’un exercice littéraire et littéralement, vous êtes censés trouver une file d’attente dans le genre comptoir d'enregistrement d’aéroport et vous y glisser »
— On est censé faire ça ?
EN PLEIN PALÉOLITHIQUE SUPÉRIEUR ?
« Ouais ! Et j’ai pas la moindre idée de comment faire pour qu’une file d’attente se présente là, au beau milieu de trois mammouths avec, juste derrière : un tarmac. »
— Pas facile, c’est sûr !
DITES, POURQUOI JE PARLE EN MAJUSCULES ?
« T’es dans nos têtes Esméralda ! T’es muette mais tu parles dans nos têtes. Ou si tu préfères, c’est le seul subterfuge que le narrateur, c’est-à-dire moi, ait trouvé, pour que tu parles sans parler ! »
HA !
— Hé narrateur, tu devrais te laisser aller, laisser ta pensée dériver, jusqu’au prochain aéroport par exemple !
C’EST BIEN ÇA !
« D’accord mais en silence ! »
OK. JE SUIS MUETTE !
— Itou !
Oui, mais comment même en silence, trouver un aéroport au pied d’un mammouth, de deux, ou même de trois… ? Sans parler que ça urge vu que l’exercice littéraire en question limite le nombre de signes, de mots, et que là, j’en suis au tiers ou à peu près, et que, donc, l’aéroport devrait vite se trouver dans le coin, ou à proximité, ou en tout cas pas trop loin, bref, devrait se présenter dare-dare et avec un naturel quasi aérien encore.
Loth prit la main de la petite fille dans la sienne, sa valise dans l’autre…
— Un sac à dos, c’est possible, non parce que c’est plus pratique pour tenir la petite par la main et…
Loth prit la main de la petite fille dans la sienne, jeta nonchalamment son sac à dos sur l’épaule, et dans les hautes herbes balancées par une brise toute cromagnone, il l’entraîna.
« Ça va ça ? »
— Nickel !
MOUAIS… MAIS N’EMPÊCHE QUE SI LOTH ME PORTAIT SUR SES ÉPAULES, BEN JE POURRAIS VOIR !
« Voir quoi ? »
LA MANCHE À AIR ROUGE ET BLANCHE QUI, ELLE AUSSI, SE BALANCE DANS UNE BRISE TOUTE CROMAGNONE !
« Quel côté ? »
PLEIN OUEST !
— C’est parti !
Il est des manches à air qui n’en manquent pas, et qui, inopinément, naissent à l’ouest du paléolithique supérieur. Et juste en dessous, tout aussi inopinément, s’aligne une tripotée de bipèdes en file indienne sans vraiment une bonne raison pour ça, car indiens, ils ne le sont pas plus que vous et moi.
NON, MAIS SALES ET REPOUSSANTS ILS SONT !
— Faut un début à tout. Tu te serais vue quand t’es née, incarnate, toute fripée, pas un cheveu, et des fesses toutes…
OUI BON ! QU’EST-CE QU’ILS ATTENDENT ?
— Pourquoi ne pas leur demander ?
Loth fit choir son sac et déposa la petite fille à terre, doucement, avec toute la tendresse d’un père pour sa fille.
Sitôt fait, la gamine tapa sur l’épaule de l’homme les précédant, ou plutôt, sur l’épaule de la créature qui tenait lieu d’homme à l’époque. Il se retourna et sourit de toutes ses dents : deux, et pas bien en forme. Mon Dieu qu’il était laid. En plein milieu de sa face émaciée s’empâtait un nez aplati telle une pomme sous un sabot, et juste au-dessus, disposées de chaque côté, brillaient faiblement deux lumières au fond de cavernes aussi profondes qu’obscurément indicibles. Et pire : sur un front fuyant comme la vie, trônait une bosse ecchymose aux teintes violettes et cramoisies : une bosse gi-gan-tesque.
SANS PARLER QU’IL PUE COMME UN CHACAL BLEU.
« Sans en parler. Précisément ! »
Alors, la petite fille chercha les mots justes, et parce qu’elle ne parlait pas, plongea sa pensée tout entière dans la tête de l’homme, ou plutôt dans la tête de la créature qui tenait lieu d’homme à l’époque, et elle le questionna :
T’ES QUI TOI ?
— Ça m’étonnerait qu’il vous réponde.
Esméralda, surprise, leva sa petite frimousse en direction de la voix, là-haut, très haut là-haut.
BEN VOUS SAVEZ, À PARTIR DU MOMENT OÙ UNE BESTIOLE À TROMPE ET À POILS ME CAUSE, MOI JE DIS…
— Esméralda !
PARDON LOTH : À PARTIR DU MOMENT OÙ UN MAMMOUTH ME PARLE, TOUT EST POSSIBLE ! ET POURQUOI IL RÉPONDRAIT PAS D’ABORD ? ET POURQUOI ILS SONT TOUS COMME ÇA, LE NEZ EN LAIR À ATTENDRE ? ILS ATTENDENT QUOI AU JUSTE ?
— Ben l’avion, bien sûr ! Que voulez-vous qu’ils attendent d’autre ?
IL PEUVENT ATTENDRE LONGTEMPS, L’AVION CE SERA POUR DANS, DANS…
— 12000 ans grosso modo. Mais je crois que c’est une allégorie Esméralda, ce que mammouth veut dire : c’est qu’ils attendent leur destinée, leur avenir…
BEN POURQUOI ILS FONT LA QUEUE ALORS ?
Mammouth prit cinq minutes sur son temps pour réfléchir à la question, mais, comme du temps, nous le savons, le mammouth s’en foutait royal, il n’attendit pas plus que ça et répondit :
— À cause de l’enregistrement petite. Pour rêver un peu plus loin leur avenir, pour avancer, il leur faut enregistrer leurs bagages !
LEURS BAGAGES ?!
— Il me semble que Mammouth entend par là : leurs expériences.
— C’est exact Monsieur ! Bonne ou mauvaise, qu’importe. Pour imaginer l’avion, il leur faut déjà observer le vol des oiseaux, réinventer l’aile, inventer la roue, puis l’hélice… Vous comprenez petite ?
JE… JE CROIS. ET LE… LE MONSIEUR DE DEVANT, IL ENREGISTRE QUOI COMME BAGAGE, ENFIN COMME EXPÉRIENCE ?
— Lui ?! Il enregistre que pour voler, ben se jeter dans le vide c’est pas une bonne idée ! Surtout quand ledit vide se transforme soudain, dix mètres plus bas, en terre ferme et cailloux.
Bien sûr, Esméralda savait les hommes par nature compliqués. Et même en tant que personnage, c’était facile de s’en rendre compte. Sinon, comment expliquer sa présence dans ces lignes, celle de Loth cet homme son père, et justifier le fait qu’ils causent tous deux avenir aéronautique avec un mammouth ? Surtout que, à bien y réfléchir, pour quelle raison un mammouth se préoccuperait-il d’avion, d’aéroport, de tarmac, et de toutes ces choses vu que, quand elles verront le jour, les mammouth eux, auront disparu depuis belle lurette. Devait bien y avoir une explication à ça ? Et qu’est-ce qu’il en dit le narrateur ?
« Rien pour l’instant ! Mais il s’inquiète de la fin. Figure-toi qu’elle est toute proche et figure-toi aussi, que souvent, on lui fait reproche au narrateur que lesdites fins ne soient pas assez originales, pas assez percutantes. Alors, le narrateur se creuse la tête pour originaliser, percuter le lecteur. »
— On vous dit ça ?
« Parfaitement mon cher Loth, et on me le dit sans détour et sans gants, je vous prie de le croire ! »
BEN MINCE… BON, FAUT TROUVER UN TRUC PERCUTANT, ALORS !
« Ouais, un truc qui les laisserait sur leur cul, et tout merdeux d’admiration ! Ce serait chouette ! »
— Elle est pas si mauvaise l’idée d’Esméralda : une petite fin tragique sur la disparition prématurée de ces extraordinaires bestioles qu’étaient les mammouths. S’il s’en trouvait deux qui avaient dans l’idée de s’aimer et de s’effondrer sur une terre gelée, voire une banquise, et qui mouriraient là des suites d’une aventure rocambolesque et palpitante mais trompe dans la trompe, l’œil l’un dans l’autre et tout ça… Un petit couché de soleil là-dessus et hop : Fin.
— QUI MOURRAIENT ET PAS QUI MOURIRAIENT LOTH !
— Qui mourraient pardon, mais là n’est pas la question. Faut bien qu’elle finisse cette histoire, et moi, j’en ai plus que moitié marre de griller au soleil et au paléolithique supérieur, je préfère rentrer.
REJOINDRE LES DOUCES PENSÉES DU NARRATEUR… pensa Esmeralda.
« Ok ! On se fait un final grandiose, genre dernier couple de mammouths entrelacés sur banquise givrée, et, en arrière-plan, une aurore boréale qui, tendrement…
— Hum…
« Qui tendrement, disais-je, distribue ses rayons bleus et se la joue miroir glacier à l’infini, à l’infini réversible du Bon Dieu. Et ensuite…
— Hum…
« Et ensuite le mot « Fin », en lettres transparentes et neigeuses.
— Hum…
« Quoi encore Loth ? »
— J’ai rien dit moi ! C’est…
… LE MAMMOUTH ! JE CROIS QU’IL EST PAS DACCORD ?!
« Pas d’accord ? »
— Pas trop !
« Ha, et en quoi monsieur le mammouth n’est pas d’accord ? »
— Ben c’est-à-dire que je trouve la fin un brin facile, un brin annoncée… C’est vrai quoi, un couple déchiré d’amour et réuni pour l’éternité par des « Je te trompe, tu me trompes. », y a pas plus commun ! Pour tout dire, ça court même les rues, enfin ; les aéroports. Et puis la lumière boréale derrière, franchement, ça ressemble à quoi ?
« Ha !? Monsieur Mammouth aurait une autre idée ? »
OUI, MONSIEUR MAMMOUTH AURAIT-IL UNE AUTRE IDÉE ?
— Une autre idée ? répéta Loth.
— Pourquoi ne pas dire la vérité, tout bêtement…
« Quelle vérité ? »
QUELLE VÉRITÉ ?
— Quelle vérité, répéta Loth ?
— Que les mammouths jamais ne s’éteignirent. Que toujours le mammouth, comme le phénix, toujours renaquît de ses cendres. Banquise, lumière boréale, ou pas !
« Et en quoi donc il renaît de ses cendres le Mammouth ? »
OUAIS, EN QUOI DONC ?
— Ouais, en quoi donc ? répéta Loth.
— Ben en supermarché pardi ! Et avec aéroport à proximité, file d’attente, enregistrement de bagages et tout le toutim ?! »
« Pas un peu facile ? »
—Si on rentrait ? proposa Loth.
« POUR DORMIR DANS LES PENSÉES DU NARRATEUR », pensa Esméralda, puis, tranquillement, elle s’endormit sans demander son reste, elle !

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